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Les frontières de l'itinérance
— Mariella Collini
L’itinérance… un mot dont on entend peu ou rarement parler en Abitibi-Témiscamingue, contrairement à d’autres régions plus populeuses. Un phénomène qui se manifeste pourtant au sein des cinq territoires de MRC de l’Abitibi-Témiscamingue, sous de multiples visages et selon une intensité variable. Première incursion dans un phénomène complexe et ardu à chiffrer.
Dans le cadre de la politique nationale de lutte contre l’itinérance (2014), le Québec a adopté une définition multidimensionnelle de l’itinérance qui se définit par « la combinaison de facteurs structurels, institutionnels et individuels inscrits dans le parcours de vie des personnes, menant à un processus de rupture sociale, qui se manifeste entre autres par la difficulté d’obtenir ou de maintenir un domicile stable, sécuritaire, adéquat et salubre1 ».
Trois formes d’itinérance peuvent être distinguées selon la fréquence ou la durée des épisodes d’itinérance : l’itinérance chronique fait référence aux personnes qui vivent en situation d’itinérance toute l’année depuis des années. L’itinérance cyclique ou épisodique est vécue par les personnes en alternance entre un logement et la vie dans la rue. L’itinérance temporaire est un épisode sans chez-soi d’une durée relativement courte suivi d’un logement permanent2. L’itinérance est aussi catégorisée sous l’angle relatif au logement3 pour mieux tenir compte des personnes en situation d’itinérance cachée ou à risque d’itinérance4. Il y a l’itinérance absolue ou visible, qui inclut les personnes vivant dans la rue, dans des édifices inoccupés ou dans des centres d’hébergement d’urgence ou de transition, l’itinérance cachée où les personnes sans domicile fixe vivent, en alternance et sans garantie de résidence permanente, avec des membres de la famille, des amis ou des étrangers (couchsurfing), dans une voiture ou dans un établissement de brève durée (maisons de chambres, motels, etc.) et enfin, l’itinérance relative ou le risque d’itinérance, qui réfèrent aux personnes qui ont un logement, mais de qualité inférieure avec un risque élevé de le perdre3. Les frontières sont floues entre le risque d’itinérance, l’itinérance cachée et l’itinérance visible, les personnes pouvant basculer de l’une à l’autre, selon leurs trajectoires de vie, leurs stratégies de survie ou encore, les fluctuations de l’offre et de l’accessibilité de logements et services5. |
Facteurs de risque et points de rupture
Un enchevêtrement de facteurs peut contribuer à l’effritement des liens sociaux et propulser les personnes vers une situation d’itinérance, de courte ou de longue durée5. Parmi les problèmes individuels, on cite des difficultés financières, des problèmes de santé mentale ou physique, des expériences de violence ou de négligence, des problèmes de dépendance, etc. À cela se combinent des facteurs structurels liés à la communauté, tels qu’un manque de logements abordables et appropriés, la présence de discrimination, de racisme, d’homophobie, une fragmentation ou un manque de coordination entre les services, etc. Des ruptures sociales telles qu’une séparation/un décès, la perte d’un emploi, la fuite d’un milieu violent ou l’exclusion d’un milieu de vie ou d’une communauté peuvent mener à la précarité domiciliaire. L’absence d’encadrement de personnes en démarche de sortie d’une situation particulière (hospitalisation, judiciarisation, cheminement de désintoxication, etc.) peut aussi entraîner un point de bascule vers l’itinérance.
ITINÉRANCE DANS LA RÉGION
Une multitude d’organismes interviennent auprès de personnes en situation d’itinérance en Abitibi-Témiscamingue, que ce soit les ressources d’hébergement d’urgence (RHU) et temporaire, des services offerts par les organismes de rue et de proximité ou de santé, ainsi que par diverses collaborations entre les partenaires communautaires et institutionnels.
Un certain décompte...
En Abitibi-Témiscamingue, il est possible d’obtenir quelques données sur les personnes en situation d’itinérance en provenance des ressources d’hébergement d’urgence (RHU) réparties dans les cinq territoires de MRC. Ces données incluent majoritairement des personnes en situation d’itinérance chronique ainsi qu’un certain nombre en situation d’itinérance cyclique. Occasionnellement, des personnes ou des familles touchées par la violence peuvent y être comptabilisées. Les personnes itinérantes accueillies sont le plus souvent hébergées pour une ou quelques nuits. Il faut considérer les chiffres comme étant partiels, illustrant une infime partie du phénomène de l’itinérance dans sa manifestation la plus visible, car ils ne prennent pas en compte les personnes en situation d’itinérance visible ou cachée qui fréquentent d’autres services, lieux et ressources communautaires ou qui utilisent diverses stratégies de survie.
> Quelque 800 personnes en situation d’itinérance ont été hébergées pour une nuit ou plus dans les ressources d’hébergement d’urgence (RHU) en Abitibi-Témiscamingue. Au prorata de la population, il s’agit d’un taux de 0,5 % de la population totale. On constate des disparités intrarégionales importantes, le nombre de personnes en situation d’itinérance qui ont fréquenté les RHU et leur ratio par rapport à la population du territoire variant de 46 personnes (0,3 %) à 346 personnes (0,8 %).
> Les hommes sont particulièrement visibles dans les RHU de la région. Les études tendent à confirmer que la présence des femmes dans la rue ou dans les ressources d’urgence est moins apparente, ce qui laisse entrevoir une itinérance plus cachée chez ces dernières.
> Plus que partout ailleurs dans la région, on observe la présence du phénomène de l’itinérance autochtone en milieu urbain à Val-d’Or. Les données compilées par la Piaule de Val-d’Or indiquent que plus de la moitié des usagers sont autochtones (56 %), une réalité qui est en croissance6.
> Le nombre de nuitées passées au sein des ressources disponibles est l’un des indicateurs de l’intensité de l’itinérance. Les 5 RHU ont comptabilisé 10 559 nuitées, avec un nombre plus important à La Piaule de Val-d’Or. C’est d’ailleurs cette RHU qui détient la plus grande capacité d’accueil, avec plus de la moitié des lits d’urgence pour accueillir les personnes en situation d’itinérance
Nombre de personnes en situation d’itinérance1 selon le sexe, le nombre de nuitées et la capacité d’accueil des ressources d’hébergement d’urgence (RHU)
> Abitibi-Témiscamingue, année financière 2020-2021
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Nombre de personnes itinérantes différentes accueillies |
Hommes | Femmes |
Nombre de nuitées4 |
Capacité d’accueil, soit le nombre de matelas/lits |
L’Accueil d’Amos2 |
118 |
93 | 25 |
608 |
7 |
La Maison du Compagnon de La Sarre |
69 |
55 | 13 |
1 377 |
10 |
La Maison du Soleil Levant (Rouyn-Noranda) |
221 |
177 | 44 |
2 421 |
15 |
La Piaule de Val-d’Or3 |
346 |
256 | 90 |
5 903 |
55 |
Groupe Image (secteur de Témiscamingue et de Rouyn-Noranda) |
46 |
32 |7 |
250 |
8 |
Note 1 : Les données incluent les personnes en situation d’itinérance qui ont dormi dans la RHU et par le fait même, excluent les personnes itinérantes ayant reçu d’autres services offerts par les ressources tels que la soupe populaire ou les centres de jour.
Note 2 : Pour l’Accueil d’Amos, d’autres places (56) sont disponibles pour les volets court, moyen et long terme, que ce soit en chambre, en studio ou en logement pour la clientèle en santé mentale, dépendances et en situation d’itinérance.
Note 3 : Les données de La Piaule de Val-d’Or incluent les personnes accueillies et la capacité d’accueil de La Piaule et du site non traditionnel (SNT) à l’église Saint-Sauveur de Val-d’Or.
Note 4 : Le total annuel des nuitées ne reflète pas les fluctuations journalières que peuvent rencontrer les ressources lors de températures extrêmes, par exemple.
Sources : Ressources d’hébergement d’urgence de l’Abitibi-Témiscamingue.
Itinérance cachée Peu d’études ont mesuré l’ampleur de l’itinérance cachée au Québec. À partir d’un indicateur tiré de l’Enquête sociale générale (ESG), l’Institut de la statistique du Québec (ISQ)4 a estimé que 7 % des personnes québécoises (15 ans et plus) ont déjà vécu un épisode d’itinérance cachée au moins une fois au cours de leur vie. Cette proportion est plus élevée que celle estimée pour l’itinérance visible, qui est de 0,9 %. Si on fait l’extrapolation pour la population de l’Abitibi-Témiscamingue, on pourrait estimer à plus de 8 600 le nombre de personnes ayant vécu une situation d’itinérance cachée, et à plus de 1 100, le nombre de personnes ayant vécu une situation d’itinérance visible. |
L’itinérance en temps de pandémie
Le confinement et les mesures sanitaires ont mis un frein aux stratégies de survie de personnes en situation d’itinérance, telles que le fait de vivre avec des membres de la famille, des amis ou des étrangers (couchsurfing),les séjours en motel/hôtel, l’accès aux restaurants ou centres commerciaux (haltes-chaleur), la fermeture ou la réduction d’heures d’ouverture de ressources du milieu (centres de jour, etc.), ce qui a eu pour effet de rendre les personnes en situation d’itinérance plus visible aux yeux de la population. La fermeture des frontières a aussi maintenu dans la région des personnes itinérantes de « passage » provenant de communautés autochtones ou de Montréal. Ainsi, aux personnes itinérantes connues des RHU se sont ajoutés de nouveaux visages, quelquefois sur de plus longues durées, ce qui a mené à l’ouverture par exemple, du site non traditionnel (SNT) à l’église Saint-Sauveur de Val-d’Or. D’autres RHU ont fait part de débordements lors des vagues successives de COVID-19 jumelées aux mesures sanitaires7.
Initiatives réalisées et à venir
Avec la pandémie, une intensification des échanges et des communications entre les organismes communautaires, privés et institutionnels a permis d’assurer l’offre de services à la population itinérante, tout en poursuivant les activités de sensibilisation pour favoriser la cohabitation entre la population et les personnes en situation d’itinérance7. Notons quelques initiatives réalisées ou qui le seront7 pour offrir des services adaptés aux besoins de plus en plus diversifiés des personnes en situation d’itinérance8.
> Clinique psychiatrique de rue, qui vise à joindre et offrir des services psychiatriques et un suivi personnalisé auprès de personnes en situation d’itinérance à Val-d’Or. Ce service de proximité permet aux personnes vulnérables et en situation d’itinérance de vivre une expérience positive avec le réseau de la santé et des services sociaux.
> Projets d’hébergement supervisés ou de transition,tels que l’Accueil d’Amos, qui a misé sur le développement d’une spécialité en dépendance avec l’ajout de 20 logements supervisés, le projet Second Souffle du Groupe Image, qui s’inscrit dans une démarche de réinsertion sociale au moyen d’un ajout de 5 logements supplémentaires et plus récemment, du Centre d’entraide et d’amitié autochtone de Senneterre qui prévoit le développement d’un projet d’hébergement temporaire.
> Logements sociaux destinés aux personnes en situation d’itinérance, comme le Château de Marie-Ève à Val-d’Or.
> Projet Petapan, qui visera à réaliser un portait de la population autochtone en situation d’itinérance à Val-d’Or et à faire l’acquisition d’un véhicule motorisé pour dispenser des services de proximité.
Finalement, le Centre intégré de santé et de services sociaux de l’Abitibi-Témiscamingue (CISSS-AT) s’inscrira dans le prochain dénombrement de l’itinérance au Québec (MSSS) avec pour visée de favoriser l’arrimage de l’offre de services aux besoins de la population itinérante. L’organisation déposera également d’ici l’été un Plan régional de l’itinérance.
Sources :
1. et 2. Gouvernement du Québec, Ensemble pour éviter la rue et s’en sortir. Politique nationale de lutte à l’itinérance, 2014.
3. Bibliothèque du Parlement.
4. Gravel, Marie-Andrée, L’itinérance cachée : définitions et mesures. Au Québec et à l’international, ISQ, 2020.
5. MacDonald, S.-A., Côté, P.-B., Fontaine, A., Greissler, E., et Houde, S. Démarche qualitative du Deuxième portrait de l’itinérance au Québec : Regards croisés et approfondissement des connaissances, 2020.
6. Lévesque, Carole et Ioana Comat, avec la collaboration de Rolando Labrana, Jonathan Abitbol et Michael Deetjens. La condition itinérante parmi la population autochtone au Québec. Partie 2. Une enquête qualitative à Val-d’Or, Cahier ODENA no 2018-02, 2018.
7. Entretiens réalisés avec la direction des programmes de santé mentale et de dépendances et Stéphane Grenier, professeur en travail social à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT).
8. Communiqués de presse, revue de presse et informations transmises par des organismes.